Introduction : Qu'est-ce que le BIM ?
Le BIM, pour Building Information Modeling, désigne un processus de création, de structuration et de gestion de l’information relative à un ouvrage à partir d’une représentation numérique partagée. Les normes ISO 19650 le présentent avant tout comme une démarche de management de l’information, qui accompagne l’actif immobilier ou industriel tout au long de son cycle de vie, de la conception à la construction, puis à l’exploitation, à la maintenance et jusqu’à la déconstruction.
Les travaux du EU BIM Task Group et de la Commission européenne rappellent clairement que le BIM ne se résume pas à une maquette 3D, mais à l’organisation et à l’échange de données fiables entre tous les acteurs, afin d’améliorer la qualité des décisions, la coordination et la performance globale des projets et des patrimoines.
En France, buildingSMART France met l’accent sur cette dimension de mémoire du bâti. Le BIM y est vu comme un socle d’information durable, qui rassemble les données techniques, spatiales et patrimoniales nécessaires à la gestion de l’ouvrage, bien au-delà de la seule phase de conception.
Les avantages identifiés du BIM
Avant de questionner le point de départ du BIM, il faut rappeler ce qu’il est censé apporter. La littérature comme les retours d’expérience convergent sur plusieurs bénéfices. Les études de cas et analyses récentes montrent que le BIM améliore la coordination, réduit les erreurs de conception et les reprises en chantier, et permet une meilleure maîtrise des coûts et des délais, notamment grâce à la détection des clashes et à la préparation plus fine des travaux.
Le BIM est également reconnu comme un levier de qualité de l’information. Les travaux de l’EU BIM Task Group insistent sur le fait qu’un environnement de données structuré, partagé entre acteurs, réduit les pertes d’information, facilite les arbitrages et améliore la transparence pour les maîtres d’ouvrage, en particulier dans les marchés publics.
Pour l’exploitation et la maintenance, les revues de littérature sur le BIM appliqué au Facility Management mettent en avant un potentiel important en matière de gestion patrimoniale, de planification de la maintenance, de suivi des performances énergétiques et de soutien à des démarches plus durables.La maquette enrichie et connectée aux systèmes existants pourrait devenir un véritable support de décision pour les équipes exploitation.
En résumé, sur le papier, le BIM promet une meilleure coordination, une information plus fiable et un pilotage plus rationnel des projets et des actifs.
Une réalité éloignée de la théorie
La réalité de mise en œuvre est beaucoup plus contrastée. De nombreuses études empiriques soulignent d’abord les freins organisationnels et culturels. On retrouve régulièrement les mêmes constats : résistance au changement, manque de soutien de la direction, faible conscience des bénéfices potentiels, absence de mécanismes d’évaluation et de retour d’expérience structurés sur les projets BIM.
Viennent ensuite les questions de compétences et de ressources. Plusieurs travaux montrent que la pénurie de profils à l’aise avec le BIM, la courbe d’apprentissage des équipes et le coût de formation constituent des barrières majeures, en particulier dans les organisations où les marges de manœuvre sont limitées.
Sur le plan technique, les difficultés d’interopérabilité entre logiciels et la variabilité des standards ou des pratiques de modélisation compliquent fortement la continuité numérique. Ces enjeux deviennent critiques lorsqu’il s’agit de connecter la maquette aux outils d’exploitation, comme les GMAO, les GTB ou les systèmes de gestion documentaire.
Enfin, pour la phase d’exploitation elle-même, les revues de littérature et les études de cas pointent des défis spécifiques : exigences d’information des maîtres d’ouvrage mal formulées, processus de livraison peu clairs, déconnexion entre équipes projet et équipes FM, modèles peu adaptés aux besoins opérationnels… Le BIM pour le Facility Management est encore largement décrit comme une pratique émergente, avec un écart important entre le potentiel théorique et les usages effectifs.
À cela s’ajoute un sujet récurrent, celui du modèle économique. Les travaux européens sur l’analyse coûts-bénéfices du BIM montrent que, pour beaucoup de maîtres d’ouvrage, l’investissement initial reste difficile à justifier tant que les gains ne sont pas objectivés sur l’ensemble du cycle de vie.
Entre bénéfices théoriques largement documentés et difficultés récurrentes de mise en œuvre, un décalage persistant apparaît. Les promesses touchent tout le cycle de vie, mais les pratiques se concentrent encore principalement sur la conception et la construction, au détriment du terrain. Ce fossé invite à reconsidérer le schéma habituel du BIM et conduit à une idée simple, mais dérangeante : le récit officiel du BIM est à l’envers.
Le récit officiel du BIM est à l’envers
Depuis ses débuts, le BIM est généralement présenté comme une histoire simple et rassurante.
La maquette naît en phase de conception, elle accompagne les études, sert de support de coordination en construction, puis est transmise à l’exploitation où elle est censée vivre jusqu’à la fin de vie de l’ouvrage. Le tout s’inscrit dans un cycle de vie continu, de la programmation à la déconstruction, avec le BIM comme fil rouge numérique.
Sur le papier, cette narration tient parfaitement. Dans les présentations commerciales et les conférences, elle fonctionne d’autant mieux qu’elle donne le sentiment de couvrir tout le cycle de vie. Mais lorsque l’on observe le déroulement réel des projets, qu’ils soient tertiaires, industriels, hospitaliers ou liés à des infrastructures, l’histoire s’interrompt bien plus tôt. Dans un grand nombre de cas, la démarche BIM s’arrête au mieux au moment du DOE, avec une maquette dite « as built », quelques exports IFC et un corpus documentaire plus ou moins structuré.
C’est précisément à partir de ce point que la vie réelle du bâtiment commence. Les sinistres, les travaux de remise en état, les réorganisations de plateaux, les changements d’affectation, les extensions, les arbitrages budgétaires s’enchaînent. Pendant ce temps, la maquette reste figée sur un espace projet, un cloud AEC ou un disque réseau. Elle n’est que rarement intégrée aux outils métiers des équipes d’exploitation, ni mobilisée dans leurs routines quotidiennes.
Le résultat de cette vision linéaire et décalée de la réalité du terrain est assez logique : en limitant l’effort BIM aux phases amont, on concentre l’investissement là où la durée d’usage est la plus courte et où les gains, bien que réels, restent essentiellement liés à la réduction des erreurs, des reprises ou des délais de chantier. Vu depuis la maîtrise d’ouvrage, cette dépense additionnelle ressemble souvent à un surcoût d’études et de production de données, sans contrepartie clairement observable sur les vingt ou trente années d’exploitation qui suivent.
Ce décalage alimente des objections récurrentes du côté des maîtres d’ouvrage. Les questions reviennent, toujours les mêmes : Quel sera le retour sur investissement d’une démarche BIM ? Quelle est la raison d’être de cet effort supplémentaire, au-delà de l’effet d’affichage ou de la conformité à un cahier des charges ? Cette prudence n’est pas un réflexe anti-numérique, elle traduit un doute légitime sur la capacité du BIM, tel qu’il est pratiqué, à créer de la valeur là où se concentrent la majorité des coûts et des enjeux opérationnels, c’est à dire en exploitation et en maintenance.
Les études internationales sur le BIM montrent d’ailleurs une situation ambivalente. Les rapports qui mesurent le ROI mettent en avant des gains significatifs en conception et en construction, mais soulignent aussi que les bénéfices sur l’ensemble du cycle de vie restent difficiles à objectiver tant que l’usage en exploitation demeure marginal. De leur côté, les travaux consacrés au BIM pour le Facility Management décrivent un potentiel important pour la gestion patrimoniale, la maintenance et la performance énergétique, tout en constatant une adoption encore limitée, freinée par des obstacles organisationnels, économiques et techniques, ainsi que par des processus de transmission d’information peu adaptés.
Autrement dit, c’est moins l’idée de BIM en elle-même qui est en cause que la façon dont le récit a été construit.
Le BIM a été pensé et organisé comme une chaîne qui conduit vers l’exploitation, alors qu’il devrait être conçu à partir de l’exploitation. Si la démarche était structurée dès l’origine à partir des besoins des équipes terrain, des usages quotidiens et des décisions à prendre pendant la vie de l’ouvrage, la question du retour sur investissement se poserait en des termes très différents. Le BIM ne serait plus une charge supplémentaire à justifier, mais un levier évident de performance opérationnelle et économique sur la durée.
La courbe de McLeamy est devenue un passage obligé de presque toute présentation BIM. Elle illustre deux idées simples:
- D’un côté, la capacité à influencer le coût et la performance d’un projet est maximale aux phases amont, puis diminue au fur et à mesure que l’on avance vers le chantier.
- De l’autre, le coût des modifications suit la trajectoire inverse, plus on intervient tard, plus les changements deviennent coûteux et difficiles à absorber.
Cette représentation, popularisée notamment par Patrick MacLeamy et buildingSMART, est régulièrement utilisée pour promouvoir une conception plus collaborative et un recours renforcé au BIM dès les premières phases.
Le message associé est clair. En investissant davantage d’effort en conception, en simulant, en coordonnant et en arbitrant plus tôt, on évite des erreurs, des incohérences et des surcoûts en phase travaux. De nombreuses ressources de formation et de communication BIM reprennent cette courbe pour justifier un « front-loading » des études, rendu possible par les outils de modélisation et de coordination numérique. Dans cette lecture, la courbe de McLeamy est centrée sur la phase de livraison, de la programmation à la fin de la construction, avec l’idée que le projet est essentiellement « joué » à la réception.
Ce cadrage pose pourtant un problème majeur. La courbe s’arrête pratiquement au moment où commence la vie du bâtiment. Or les travaux en analyse de coût global sont constants sur un point :
La construction ne représente qu’une fraction du coût total de vie d’un ouvrage, souvent de l’ordre de 10 à 20%, tandis que l’exploitation, la maintenance, les réparations et les rénovations successives concentrent 80 à 90% des dépenses.
Des sources comme le Whole Building Design Guide rappellent que les coûts d’exploitation et de maintenance peuvent représenter jusqu’à trois fois le coût initial de construction, et que la majorité de ces coûts sont en réalité fixés par des décisions prises très tôt, au stade de la conception.
Autrement dit, la logique portée par la courbe de McLeamy est parfaitement compatible avec une vision « exploitation centrique». Les choix de conception structurent durablement les coûts et les performances en phase d’usage.
Pourtant, dans la façon dont le BIM est souvent présenté et pratiqué, cette courbe sert surtout à réorganiser l’effort à l’intérieur du périmètre projet, sans véritablement intégrer les décennies d’exploitation qui suivent. La partie droite du cycle de vie, celle où se jouent les budgets OPEX, la continuité de service, la sécurité, l’énergie et les conditions de travail, reste largement hors champ.
C’est ce décalage qui est en cause ici. Nous continuons à brandir une courbe qui démontre la valeur d’intervenir tôt, mais nous l’appliquons principalement à l’optimisation de la conception et de la construction, alors que les chiffres de coût global montrent que le véritable enjeu se situe en exploitation. Tant que la courbe de McLeamy restera mentalement limitée à la phase projet, le BIM restera prioritairement conçu pour livrer des bâtiments, plutôt que pour les exploiter. L’enjeu n’est donc pas de remettre en cause la courbe, mais d’en étendre la portée, en y intégrant pleinement la vie du bâtiment et ceux qui la pilotent au quotidien.
Le vrai centre de gravité économique : l’exploitation-maintenance
Si l’on élargit maintenant le cadre au coût global, le déplacement du centre de gravité devient assez net.
Les travaux en analyse de coût de cycle de vie convergent sur un point essentiel :
La construction ne représente qu’une part minoritaire du coût total d’un bâtiment, tandis que la phase d’usage concentre l’essentiel des dépenses.
Comme précisé précédemment, les études de référence montrent que les coûts d’exploitation, de maintenance et de réhabilitation peuvent représenter plus de 80 % des coûts de cycle de vie, la construction initiale ne comptant souvent que pour 20 % environ, voire moins selon les typologies et les hypothèses retenues.
Des travaux européens sur les coûts d’exploitation vont encore plus loin en indiquant que la phase opérationnelle peut, à elle seule, atteindre 80 % du coût de vie du bâtiment, dont une part très importante liée aux consommations d’énergie et au fonctionnement des systèmes techniques.
Autrement dit, nous mobilisons aujourd’hui des moyens considérables pour optimiser une tranche relativement réduite du coût global, la conception et la construction, tout en laissant largement sous-outillée la phase qui pèse le plus lourd dans les budgets et dans la durée, l’exploitation–maintenance.
Les retours d’expérience que l’on observe sur le terrain font écho à ces chiffres : c’est en exploitation que les équipes souffrent le plus du manque de données fiables et structurées, pour localiser un équipement, comprendre son historique, accéder à la bonne documentation.
C’est en maintenance que l’on perd des heures à retrouver une information dispersée entre plans, DOE papier, GED, GMAO et connaissances informelles.
C’est dans le suivi énergétique, la disponibilité des installations, la gestion des aléas et la planification des arrêts que la valeur du BIM peut littéralement changer la donne ou, au contraire, se volatiliser si rien n’a été pensé en amont.
Si l’on accepte l’ordre de grandeur selon lequel 60 à 80 % des coûts et une grande partie des irritants opérationnels se situent après la livraison, la question devient presque provocatrice. Pourquoi continuons-nous à concevoir et à vendre le BIM principalement pour les 20 % de départ.
À ce constat chiffré s’ajoutent des observations très concrètes. J’ai eu l’occasion, aux côtés de mes anciens collègues d’EGIS Conseil, d’aller sur le terrain rencontrer des équipes de maintenance et d’exploitation, dans des contextes variés. Leur quotidien est souvent encore plus éloigné que prévu des discours sur le BIM, les GMAO intégrées et les jumeaux numériques temps réel. Dans de nombreux sites, il n’existe tout simplement aucune GMAO opérationnelle. Les équipes travaillent avec des fichiers Excel partagés, des tableaux blancs, des notes manuscrites…
Les plans sont parfois introuvables, parfois obsolètes, rarement centralisés. La documentation technique est stockée dans des classeurs qui n’ont quasiment pas bougé depuis les années 1970… Dans certains cas, j’ai même vu des équipes traiter les aléas de maintenance et les demandes d’intervention via des groupes WhatsApp, faute d’outil plus adapté. Quand on met ces réalités en regard des investissements consentis en amont pour produire des maquettes et des données, le décalage devient frappant.
Pris ensemble, ces éléments ne constituent pas un réquisitoire contre le BIM, mais un signal clair sur l’endroit où il manque sa cible. Les chiffres comme les observations de terrain montrent que la valeur se joue d’abord en exploitation et en maintenance, alors que les efforts se concentrent encore massivement sur les phases amont.La conclusion logique n’est pas de renoncer au BIM, mais de le recentrer là où il peut réellement transformer le quotidien des équipes, en partant de leurs besoins, de leurs outils et de leurs contraintes.
C’est à cette condition que les investissements consentis en modélisation et en données cesseront d’être perçus comme un coût supplémentaire pour devenir un levier durable de performance opérationnelle et économique.
Pourquoi la plupart des projets BIM meurent avant l’exploitation ?
À ce stade, le constat est posé. Le récit officiel présente un BIM continu, de la conception jusqu’à l’exploitation, alors que la réalité montre des démarches qui s’arrêtent au DOE. La question suivante est donc inévitable : pourquoi la majorité des projets BIM ne franchissent-ils pas le cap de l’exploitation–maintenance ?
Plusieurs travaux de recherche consacrés au BIM en phase d’exploitation et maintenance convergent sur un premier point, les besoins d’information de l’exploitation sont rarement exprimés clairement au départ.Les revues systématiques sur le BIM pour l’exploitation et la maintenance soulignent l’absence d’exigences structurées côté maîtres d’ouvrage et exploitants.
Sans cahier des charges précis sur les usages et les données attendues en exploitation, il est très difficile de concevoir une maquette réellement exploitable après la livraison.
Un deuxième bloc de causes est d’ordre organisationnel et contractuel. Les études sur les barrières à l’adoption du BIM en Facility Management mettent en avant un enchaînement assez constant, faible demande explicite de la part des propriétaires, modèles économiques centrés sur le projet et non sur le cycle de vie, contrats qui ne prévoient ni la responsabilité de mise à jour de la maquette ni les ressources associées. Dans ce contexte, le BIM reste pensé comme un livrable de fin de chantier plutôt que comme un système vivant, dont il faut organiser la gouvernance et le financement dans la durée.
Les difficultés techniques viennent ensuite amplifier ces blocages. Plusieurs travaux pointent les problèmes d’interopérabilité entre les modèles BIM et les outils d’exploitation existants, en particulier les GMAO et les systèmes de supervision technique.Même lorsque des passerelles sont développées, le moindre décalage de structure de données ou de codification suffit à rendre l’intégration coûteuse et fragile. C’est ce qui explique l’émergence de travaux de recherche dédiés à la mise en place d’environnements de données communs BIM–FM basés sur des standards ouverts comme l’IFC, preuve que le problème n’est ni marginal ni résolu.
Un quatrième facteur tient à la culture et aux compétences. Les études qualitatives conduites auprès de gestionnaires de patrimoine et de responsables FM montrent un niveau d’appropriation du BIM encore limité dans ces métiers, souvent du fait d’un manque de formation, d’un déficit de temps disponible pour changer les pratiques et d’un sentiment que les outils ont été pensés « pour le projet » plutôt que « pour l’exploitation ».Certains travaux soulignent également une fragmentation des données FM, éparpillées entre plusieurs systèmes, qui complique l’intégration d’un nouveau référentiel comme le BIM.
Enfin, plusieurs revues critiques sur le BIM en phase d’exploitation et maintenance vont plus loin en montrant que, malgré un potentiel démontré pour la maintenance et l’exploitation, la majorité des bâtiments en service n’ont tout simplement pas de BIM exploitable, et que les rares maquettes livrées en DOE sont rarement mises à jour ni reliées de manière robuste aux processus quotidiens.
Les observations de terrain rejoignent ces analyses : dans beaucoup d’organisations, le BIM arrive en fin de projet comme un « package numérique » supplémentaire, sans qu’un dispositif concret ait été prévu pour l’intégrer dans la GMAO, la gestion documentaire, les routines de maintenance ou la formation des équipes. L’exploitation se retrouve avec un actif numérique théoriquement riche, mais sans moyens, ni temps, ni cadre pour en faire un outil de travail quotidien.
Au croisement de ces différentes dimensions, le scénario est assez prévisible.
Faute de besoins exploitation formalisés en amont, de cadre contractuel adapté, d’interopérabilité maîtrisée et de sponsoring côté FM, la plupart des démarches BIM s’épuisent logiquement à la fin des travaux, là où s’arrêtent les budgets de projet. La maquette franchit rarement la frontière entre le monde des études et celui de l’exploitation.
Dire que les projets BIM « meurent » avant l’exploitation ne revient donc pas à condamner le BIM, mais à constater que la chaîne actuelle a été conçue pour livrer des bâtiments plus que pour les exploiter. C’est précisément ce déséquilibre que la suite de l’article va interroger, en posant une hypothèse simple, et si le point de départ de toute démarche BIM était, non pas le projet, mais l’exploitation elle-même.
Et si l’on inversait le point de départ : laisser l’exploitation définir le BIM
Si l’on prend au sérieux tout ce qui précède, la question change de forme :
Au lieu de se demander quelles informations le projet peut produire pour, éventuellement, servir l’exploitation, il devient plus cohérent de partir de la question suivante : de quoi les équipes d’exploitation ont-elles besoin pour faire correctement leur travail, et comment le projet doit-il s’organiser pour fournir ces informations de façon fiable et durable ?
Concrètement, cela déplace complètement le point de départ de la démarche.
Pour un responsable maintenance, la question n’est pas d’abord celle de la finesse de la maquette, mais de l’accès à l’information utile. Quelles familles d’équipements doivent être identifiables en quelques clics ? Quelles données techniques, quelles consignes, quels historiques d’interventions manquent aujourd’hui lorsqu’il prépare un arrêt, un diagnostic ou une opération sensible ?
Pour un asset manager, l’enjeu est la capacité à suivre la valeur du patrimoine, les durées de vie résiduelles, les CAPEX programmés et les arbitrages à venir. Il a besoin de données fiables sur les équipements, les systèmes, les surfaces, les usages, afin de passer de décisions réactives à une gestion anticipée des investissements.
Pour un gestionnaire de l’énergie, la priorité est d’accéder à des corrélations exploitables entre mesures de GTB, capteurs, occupation et conditions extérieures, afin de piloter des plans d’action qui produisent réellement des économies sans dégrader le confort ni la disponibilité des installations.
Pour les métiers de la sécurité et de la sûreté, la question devient la localisation immédiate des organes de sécurité, des itinéraires critiques, des zones sensibles, ainsi que la capacité à disposer d’un référentiel à jour en situation dégradée ou de crise.
Une fois ces besoins exprimés, le BIM change de statut. Il n’est plus un objectif en soi, ni un livrable supplémentaire à produire, mais un moyen structuré pour y répondre. C’est à partir de ces usages que l’on peut définir les propriétés à renseigner dans la maquette, organiser la codification des équipements, structurer les liens entre modèle, GMAO, GTB, GED, IoT, ERP et prioriser les cas d’usage qui auront un impact tangible sur le quotidien des équipes terrain.
En résumé, le BIM ne devrait pas être un objet que l’on remet aux exploitants en fin de projet, mais un environnement de travail que l’on construit avec eux dès le départ, à partir de leurs besoins et de leurs contraintes.
Quand le BIM commence vraiment par l’exploitation : quelques enseignements
À mon échelle, l’exemple le plus parlant est celui de l’Institut Servier d’Innovation Thérapeutique, sur le site de Paris-Saclay.
Dès l’origine, la démarche n’a pas été pensée comme une expérimentation BIM de plus, mais comme un outil au service de l’exploitation du bâtiment et de la vie scientifique qui s’y déroule. Les sponsors côté client, Rémy Niquet et Yvan Rivaux, ont joué un rôle déterminant en posant clairement cette intention et en la soutenant dans la durée.
Concrètement, cela s’est traduit par une focalisation immédiate sur les besoins des équipes opérationnelles. Le premier levier, qui paraît simple mais change beaucoup de choses, a été l’accès à une information à jour. Localisation des locaux et des équipements, liens vers la documentation, vue d’ensemble des installations critiques, tout l’enjeu était de passer d’une information éclatée et difficile à maintenir à un référentiel commun, accessible et partagé. Le BIM et le jumeau numérique ne sont pas venus comme une surcouche graphique, mais comme l’infrastructure de cette information, reliée aux usages quotidiens.
Ce type d’approche rejoint ce que l’on observe dans d’autres retours d’expérience en France, lorsque la maîtrise d’ouvrage assume une démarche BIM GEM dès le début. Les programmes d’expérimentation portés par le PUCA avec plusieurs bailleurs sociaux en Occitanie montrent que, lorsque les objectifs de gestion, d’exploitation et de maintenance sont explicités dès l’amont, la posture des acteurs change profondément. Les organismes impliqués, ACM Habitat, FDI Habitat, Logis Cévenols, Hérault Logement ou encore Un Toit Pour Tous, ont mis en évidence l’intérêt d’une maquette orientée gestion pour accéder à l’information technique, préparer les travaux, structurer les plans pluriannuels d’entretien et mieux connaître leur patrimoine.
Dans ces démarches, les projets les plus efficaces ne sont pas ceux qui « font le plus de BIM » en conception au sens traditionnel. Ce sont ceux qui disposent d’un sponsor fort côté exploitation, qui ont pris le temps de travailler les processus métiers en amont, ordre de travail, diagnostic sur plan, préparation d’arrêt, circuits de validation, et qui ont prévu dès le cahier des charges les interfaces nécessaires avec la GMAO, la GTB, la mesure énergétique ou la gestion documentaire.
Dans ce contexte, la maquette devient un maillon au service d’un objectif clair et partagé.
Réduire les temps de recherche d’information. Fiabiliser les décisions CAPEX et OPEX. Sécuriser l’exploitation et les interventions. Améliorer le quotidien des équipes terrain, en leur donnant un accès simple à une information fiable. Là où le BIM commence vraiment par l’exploitation, il cesse d’être un objet de communication ou un livrable de fin de chantier. Il devient un outil de travail, assumé comme tel par ceux qui en ont le plus besoin.
Repenser les contrats BIM autour de l’exploitation ?
Si l’on admet que le BIM devrait commencer par l’exploitation, alors le cadre contractuel doit être revu en profondeur. Ce n’est plus un simple ajustement de vocabulaire, mais une façon différente de structurer conventions BIM, CCTP et procédures de remise de l’ouvrage.
En France, une difficulté récurrente tient au fait que l’exploitant est souvent désigné tard dans le projet, parfois après la conception, voire après la construction. À première vue, cela semble entrer en contradiction avec l’idée de construire le BIM avec les équipes d’exploitation. En réalité, cela renforce surtout la nécessité de faire intervenir, en amont, des profils disposant d’une solide expérience de l’exploitation, qu’il s’agisse d’un AMO exploitation, d’un exploitant pressenti ou de référents internes connaissant bien les réalités de terrain. Les besoins des exploitants se recoupent fortement d’un site à l’autre, il est tout à fait possible de définir une base d’exigences GEM robuste, quitte à l’affiner ensuite avec l’opérateur finalement retenu.
Concrètement, cela signifie que les conventions BIM et les CCTP devraient d’abord décrire les cas d’usage d’exploitation et de maintenance, ainsi que les informations nécessaires pour les rendre possibles. Ce socle d’exigences d’information côté exploitation devient le point de départ dont on déduit ensuite ce qui est attendu des phases de conception et de construction, en termes de structuration de données, de niveaux de détail et de processus de mise à jour.
Dans cette logique, les livrables BIM ne sont plus seulement des modèles ou des dossiers numériques, mais de véritables actifs opérationnels. Ils doivent pouvoir servir de référentiel d’assets exploitable par la GMAO, offrir des liens systématiques vers la documentation, structurer les espaces de manière cohérente avec la gestion des surfaces et des usages, permettre l’identification rapide des systèmes et des équipements critiques. Les procédures de transfert vers l’exploitation ont alors pour objet de décrire comment ces données basculent dans l’environnement de travail de l’exploitation et comment elles seront maintenues, plutôt que de se limiter à la liste des fichiers à livrer.
Les travaux internationaux sur le BIM appliqué au Facility Management vont tous dans le même sens.
Ce qui fait défaut le plus souvent, ce ne sont pas les outils, mais des exigences claires côté maîtres d’ouvrage et exploitants et des méthodes pour démontrer des bénéfices tangibles en phase d’usage. Tant que l’on ne formalise pas précisément ce que l’exploitation attend du BIM, les projets continueront à produire de très belles maquettes qui, une fois la réception passée, seront peu ou pas utilisées là où elles pourraient créer le plus de valeur.
Conclusion : sortir du BIM de vitrine pour entrer dans le BIM d’exploitation
Ce qui ressort de tout ce qui précède n’est pas un rejet du BIM, mais un appel à le remettre à sa juste place. Tant que la démarche restera centrée sur la production de maquettes et de livrables pour les phases amont, le BIM restera perçu comme un BIM de vitrine, séduisant sur les slides, mais difficile à justifier dans les budgets des maîtrises d’ouvrage. Dès lors qu’il est pensé et construit à partir de l’exploitation, il devient un levier concret pour mieux gérer les actifs, les risques, les coûts et le quotidien des équipes de terrain.
Dans cette perspective, le jumeau numérique constitue un prolongement naturel du BIM d’exploitation. En réunissant données statiques et dynamiques, historiques et temps réel, il ouvre des perspectives intéressantes pour le diagnostic, la décision, la simulation et le pilotage opérationnel. Encore faut-il le concevoir comme une infrastructure au service des usages et non comme un objet technologique de plus. C’est un sujet que je me proposerai d’aborder plus en détail dans un prochain article.
Je termine en rappelant que ce texte est écrit avec une expérience nécessairement partielle, nourrie de projets accompagnés ces dernières années, de rencontres avec des équipes de terrain et de quelques sources que j’ai essayé de choisir aussi sérieusement que possible. Il ne prétend pas détenir la vérité, il propose un point de vue. Je compte sur la bienveillance et, surtout, sur la constructivité de celles et ceux qui le liront, pour le compléter, le nuancer, voire le contredire quand cela sera utile.
Nous partageons tous, au fond, le même objectif, faire du BIM une véritable révolution au service des maîtrises d’ouvrage et de leurs exploitants, et non un poste de dépense supplémentaire difficile à défendre.
Parmi les sources utilisées dans cet article :
Normes et cadres de référence :
- SO. (2018). ISO 19650-1:2018 – Organization and digitization of information about buildings and civil engineering works, including building information modelling (BIM) – Information management using building information modelling – Part 1: Concepts and principles. ISO.
- EU BIM Task Group. (2017). Handbook for the introduction of Building Information Modelling by the European Public Sector. EU BIM Task Group.
- Commission européenne. (2014). Life cycle costing (LCC) as a contribution to sustainable construction. European Commission, DG Enterprise and Industry.
- https://ressource.bsfrance.org/
Coût global, exploitation et maintenance :
- WBDG – Whole Building Design Guide. (s.d.). Life-Cycle Cost Analysis (LCCA). National Institute of Building Sciences.
- WBDG – Whole Building Design Guide. (s.d.). Operation & Maintenance Planning. National Institute of Building Sciences.
- Kneifel, J. (2020). Life Cycle Cost Manual for the Federal Energy Management Program (NIST Handbook 135). National Institute of Standards and Technology.
- Christian, J., & Newton, L. (2002). A Prediction Model for Life Cycle Costs Based on Design Quality. 9th International Conference on Durability of Building Materials and Components (9DBMC).
- Munteanu, V., & Mehedințu, M. (2016). The importance of facility management in the life cycle costing calculation. (Article consultable via ResearchGate).
- IFMA – International Facility Management Association. (2024). Optimizing Building Management with a Lifecycle Approach. IFMA Knowledge Library.
BIM GEM, exploitation-maintenance et retours d’expérience :
- SERVIER : GMAO x Jumeau Numérique : le duo gagnant pour une maintenance augmentée – Webinar et compte-rendu des échanges
- PUCA – Plan Urbanisme Construction Architecture. (2022). BIM gestion et BIM construction – Synthèse des ateliers organisés par le PUCA en partenariat avec les associations régionales HLM. Ministère de la Transition écologique.
- PUCA – Plan Urbanisme Construction Architecture. (s.d.). Retours d’expérience BIM en gestion, exploitation, maintenance – Exemples de réalisations en région Occitanie. Atelier BIM Maquette numérique, Montpellier.
- Logis Cévenols. (2017). Lancement d’une expérimentation BIM pour Logis Cévenols. Logis Cévenols.
- BIMER. (s.d.). Logis Cévenols, le premier bailleur à expérimenter le BIM GEM. BIMER – Cas d’usage.
- Ressources internes : https://www.stereograph.fr/
BIM, management de l’information et politiques publiques :
- EU BIM Task Group. (2017). European Public Leadership in BIM. EU BIM Task Group.
- Buildwise / BSI / autres organismes européens. (2018). EN ISO 19650-1: Organization and digitization of information about buildings and civil engineering works, including building information modelling (BIM) – Information management using building information modelling – Part 1: Concepts and principles.
